Méditer ou brûler

Première partie d’un voyage

L’enfant de la tempête 

Je suis né au cœur de l’été, à la saison des orages et des herbes jaunies par la chaleur du soleil. Mon berceau fut sans doute frôlé par une fée mauvaise – ou peut-être un dieu trop ardent. Car j’ai hérité d’un esprit orageux. La plus légère des brises peut déclencher un cataclysme dans mon ciel intérieur. Mon destin fut de trouver des moyens de vivre avec cette nature empyrée.

C’est une longue étude de la philosophie occidentale qui m’a conduit à la méditation. Pendant mes années de formation, j’ai épuisé à peu près tous les systèmes, les retournant dans tous les sens avant de les rejeter. Je finissais toujours par constater leur insuffisance, tant ils n’offraient aucune clé pour soigner mon mal.

J’étudiais avec un grand feu au-dessus de la tête : pressé de trouver ce dont j’avais besoin. Faute de méthodes de transformation de l’esprit, je me suis d’abord plongé dans des techniques d’observation. C’est ainsi que je me suis tourné vers la phénoménologie telle que la pratiquait un Allemand à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.

Autour de 1900, un souffle de refondation traversait les disciplines : la physique entrait dans l’ère relativiste, les savoirs orientaux s’organisaient en écoles modernes. C’était une époque d’inventions radicales et de renaissances. Einstein bouleversait l’espace-temps, Tesla électrisait le futur, et dans un autre registre, Jigoro Kanō fondait le judo, Gichin Funakoshi codifiait le karaté : tous incarnaient à leur manière une tension féconde entre tradition et création.

La Grande Marche vers les Sources de l’Est

Edmund Husserl, philosophe de cette époque de bouleversements, développait une méthode qu’il appelait “la parenthèse”. Elle consistait à observer les phénomènes tels qu’ils apparaissent à la conscience, sans leur ajouter des commentaires ou les réduire dans la structure d’une théorie. Une attention nue, sans dogme, sans voile. Cette posture mentale m’attirait. Ainsi, je m’étais mis en devoir de l’étudier jusqu’au bout pour découvrir qu’elle était apparue en Europe, la première fois, dans la personne d’un certain Pyrrhon d’Elis. Un Grec du Péloponnèse contemporain d’Alexandre le Grand qu’il avait suivi dans ses conquêtes jusqu’aux bords de l’Indus. Un de ses biographes affirme qu’il avait rencontré là bas des “sages nus” (γυμνό σοφιστές) qui s’avéraient être des moines bouddhistes dans les toutes premières années de diffusion du dharma, après l’éveil du prince Siddhartha. Mais là où Husserl voulait une méthode, Pyrrhon incarnait un style de vie. Là où l’un construisait une science, l’autre cultivait le silence.

Comme un saumon appelé par la saison des naissances, je me suis mis à remonter le fleuve. De la phénoménologie vers sa source. De l’analyse vers la méditation. L’Occident ne m’offrait plus de prise. Il fallait aller là où l’expérience avait la primauté. Là où le feu devenait lumière. J’ai pris exemple sur Pyrrhon et j’ai moi aussi entrepris d’aller voir ce qu’on pratiquait, à l’Est.  Je ne comprenais rien aux textes bouddhistes. Pas parce qu’ils étaient obscurs. Mais parce qu’ils parlaient d’expérience. Pas de concepts. Il fallait pratiquer. Entrer dans le feu. Il ne s’agissait pas de lire pour retracer l’architecture conceptuelle d’un système philosophique. Mais d’aller trouver en soi ce dont les textes parlaient. Un peu à la manière d’un livre de récit de voyage invitant à se rendre soi-même dans les contrées ainsi décrites. A ceci près qu’il s’agissait d’un voyage initiatique qui demandait de la part du pèlerin qu’il changeât afin d’obtenir la capacité de percevoir la terre promise.

Les textes étaient pleins d’images comparant l’esprit qui ne pratique pas la méditation à un ciel rempli par la tempête. Dans certaines lignées de transmission, le manque de discipline était même comparé à un espace envahi par des démons effrayants auréolés de flammes, tenant des armes étranges, buvant du sang, parés de crânes humains et de serpents venimeux. Mon esprit, longtemps nourri de rationalisme universitaire, rechignait à ces images flamboyantes… Je les prenais pour des superstitions naïves. Et pourtant, elles parlaient exactement de ce que je vivais.

A l’inverse, l’esprit discipliné était comparé à un ciel sans nuages. Un lac cristallin. Un souffle parfumé venu d’un monde divin. Et le cœur, affranchi de la peur, baigné dans l’été même au plus profond de l’hiver. Ainsi raconte-t-on l’épisode précédant l’éveil de Gautama. Après s’être assis sous l’arbre de la Bodhi et d’avoir pris la résolution de ne pas en bouger tant qu’il n’aurait pas atteint l’éveil, le roi de tous les démons met Siddhartha à l’épreuve. Il convoque ses armées et leur commande de décocher des flèches enflammées sur le méditant pour rompre sa concentration. Siddhartha n’éprouve aucune peur, aucun doute. Lorsque les flèches franchissent le seuil du mandala que sa concentration maintient, elles se transforment en fleurs. Voilà la transmutation de la tempête de flammes en une terre pure !

Il m’a fallu toutes ces images, toute cette poésie guerrière, pour m’enthousiasmer et me résoudre à pratiquer.

Les moines des forêts

Parce que je voulais remonter à la source, j’en suis venu à m’intéresser au “Véhicule des Anciens”. Le Theravāda, ou tradition des Anciens, correspond aux premiers enseignements donnés par le yogi fraîchement devenu Bouddha, Gautama. Ce cycle d’enseignements consiste à dompter l’esprit en concentrant toute son énergie sur l’observation d’un objet simple, bien qu’en mouvement : le cycle de la respiration. J’eus beaucoup de chance, car en suivant à la lettre les instructions que j’avais lues dans un manuel de méditation écrit par un Occidental devenu moine en Thaïlande, j’obtins une expérience qui me donna la certitude que mes recherches étaient dirigées dans la bonne direction.

Je m’étais assis sur un vieux coffre en bois, adossé au mur. Je ramenais mon esprit doucement sur le souffle. Le souffle engage des couches multiples de perception : le déploiement discret des muscles thoraciques, le frottement ténu de l’air sur les parois internes, sa fraîcheur à l’entrée, sa chaleur à la sortie. Je concentrais la lentille de mon attention sur tel détail puis sur tel autre, jusqu’à sentir un apaisement.

La deuxième phase consistait à prendre le souffle comme un objet global. Non comme une succession d’inspirations et d’expirations, avec tous les micromouvements qui l’accompagnent, mais comme un mouvement continu, à l’image de la rotation d’une roue ou d’une ondulation.

La troisième phase consistait à adopter la posture d’un simple observateur. J’y retrouvais un geste familier, celui d’une attention suspendue — une forme de mise entre parenthèses du jugement, analogue à l’épochè husserlienne. Il s’agissait de laisser les phénomènes apparaître à nu, sans les recouvrir aussitôt d’interprétations. C’est assez difficile à comprendre au début, car cela demande de faire l’expérience du fait que notre mental commente à longueur de temps chaque phénomène qui apparaît. Un peu comme un écho intérieur accompagnant un stimulus externe. C’est un dialogue intérieur qui, à vrai dire, me rappelait les monologues solitaires des vieillards un peu confus ou des êtres isolés trop longtemps. Je connaissais cette forme de vieillesse mentale que mes années d’université avaient précocement installée en moi. Ce bavardage intérieur était comme une seconde nature. Une folie douce, ordinaire. Or, à cette époque, j’avais beaucoup de sujets de préoccupation. Et j’étais très esseulé. Ce dialogue permanent était comme une seconde nature pour moi.

Et tout à coup, tout s’est arrêté. C’était comme le silence qui vient après le coup de tonnerre. Je me retrouvai face à un esprit silencieux, détendu, libéré des commentaires incessants qui m’avaient tenu compagnie si longtemps. Ce n’était pas une illumination — mais l’arrêt net du discours intérieur, et cela seul suffisait à faire naître un soulagement profond. C’était comme connaître la clarté et le confort de la sobriété après avoir été plongé dans la drogue. Je découvrais la santé de l’esprit.

Une joie hilare s’est emparée de tout mon être. Je me suis mis à rire violemment en regardant ce silence, duquel un bien-être naturel — qui avait toujours été là — remontait à l’horizon de ma conscience. J’ai tant ri que j’en ai perdu toute concentration, et j’ai dû rester là, sidéré et gloussant pendant plusieurs minutes. Je n’avais rien trouvé. Mais tout ce que je cherchais était là.

La traversée du cœur de la Nuit

À partir de cette période, j’ai commencé à traverser des épreuves de plus en plus pénibles. J’ai réussi les concours de l’enseignement et je découvrais, rapidement, que la sagesse que j’avais cherchée brûlait d’un feu que l’institution ne connaissait plus. De plus, l’expérience que j’avais eue mûrissait en moi, et avec ce mûrissement, était né un sentiment de décalage avec la philosophie telle que je devais la pratiquer dans un cadre scolaire. J’avais acquis la certitude que les philosophes qui ne pratiquaient pas se trompaient. Car seule la pratique permet l’expérience. Seul un lien avec l’expérience permet de créer une philosophie utile pour la vie, et non pas un vain bavardage inutilement sophistiqué, seulement destiné à appartenir à un petit cercle d’initiés pratiquants, avec pédanterie, les mêmes querelles byzantines. Je continuais donc, comme je le pouvais, à pratiquer seul.

Les dieux, semble-t-il, soulevèrent des tempêtes pour mettre ma détermination à l’épreuve. On aurait dit que l’univers s’était retourné contre moi, ou que je récoltais les fruits des mauvaises graines que j’avais plantées par le passé. L’interprétation de la méditation que je m’étais faite à partir de mes lectures m’a beaucoup aidé à tenir la barre. Du moins, les premiers temps. Car l’orage a forci, et j’ai fini par chavirer. Hélas, parce que je cherchais à reproduire l’expérience que j’avais eue la première fois, je n’ai pas réussi à retrouver cet état de calme. Je ne cherchais plus le silence : je voulais son effet, comme un drogué en manque de sa première extase. Je ne méditais plus, je m’acharnais à revenir à un souvenir. Je voulais revivre ce qui, justement, n’était advenu que parce que je ne cherchais rien. Je vivais dans l’ombre d’un instant de grâce, avec la ferveur maladroite de celui qui a vu Dieu mais ne sait plus prier. Je serrais ce souvenir contre moi comme un fou serre une relique — certain d’avoir touché la vérité, incapable de la retrouver.

Cette période fut une nuit profonde, dont je ne souhaite ici dire que l’essentiel : elle marqua une fracture dans ma vie, un point de non-retour. Ce fut l’épreuve qui m’amena, enfin, à rompre avec un système qui ne nourrissait plus mon âme. J’ai démissionné.

Ce geste n’était pas une fuite, mais une naissance. Me libérant du carcan scolaire, je me suis plongé dans un nouveau travail — la massothérapie. Ici, dans le contact avec le corps, j’ai retrouvé une forme d’ancrage, une autre manière d’écouter le souffle, non plus seulement dans mon esprit, mais dans la chair et l’énergie.

C’est dans ce contexte que je fis la rencontre décisive de mon maître, dont la présence ouvrit devant moi un horizon insoupçonné. Avec lui, la méditation devint plus qu’une pratique solitaire : elle se fit transmission, profondeur et vie. Les premières leçons, simples en apparence, résonnèrent en moi comme une clé ouvrant une porte jusque-là fermée.

J’en dirai davantage dans un prochain article.

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